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Voici encore un article qui ne se situe pas tout à fait dans le courant des luttes sociales de l’heure, mais les lecteurs savent que dans ce blog rien n’est en temps réel. Je fais encore un article dans la catégorie « Nation », pour traiter ce qui me semble crucial dans l’existence même de la nation française, sa langue. La décision m’en est venue en lisant cet article de Frédéric Martel Paru dans Le Point (http://www.lepoint.fr/culture/francais-pour-exister-parlez-english-08-07-2010-1212478_3.php ), et auquel le linguiste Claude Hagège avait déjà répondu dans un article cité sur le site du Comité Valmy (http://www.comite-valmy.org/spip.php?article792 ). Mais l’argumentaire de Hagège n’est pas tout à fait le mien. Et par la même occasion, je réponds à un autre article, paru en Mars 2009 celui-là, le fameux article anti-francophone du militant régionaliste breton Damien Perrotin publié sur Agoravox (http://www.damienperrotin.com/francophonie.html ).
Le discours de Martel comme de Perrotin ressemble à celui de tous les anglophiles de base : l’anglais est la langue mondiale, on n’y peut rien, seuls la France et le Québec parlent français, et il faut s’y conformer à moins de faire preuve d’un sentimentalisme chauvin déplacé, c’est la langue de l’Europe (confondue avec l’Union Européenne qu’on ne peut nullement remettre en cause). Et en plus de cela, même si c’est davantage marqué dans le texte de Perrotin que dans celui de Martel, il faut en plus contester l’hypocrisie de la défense du français alors que les mêmes défenseurs de la francophonie (ou du moins ceux assimilés comme tels) ignoreraient le sort des langues régionales de France. Dans le texte de Perrotin, cela va jusqu’à se féliciter de la mort de la francophonie.
Le présent article se veut un barrage radical contre ce discours apparemment réaliste mais pleinement idéologique qu’est l’apologie de l’anglais comme « langue mondiale », et comme « fin de l’Histoire » linguistique. Et ce non pas sur l’argumentaire de la « diversité culturelle », de la beauté de la langue illustrée par la Pléïade, mais bien dans un esprit pragmatique, et factuel. Commençons donc la destruction des mythes qui servent d’artillerie lourde aux partisans du « globish ».
Les mythes anti-francophones
"Le monde francophone est démographiquement marginal"
Il est vrai qu’actuellement, les bases démographiques du français sont précaires : 71 millions de personnes le parlent en tant que première langue en Europe (65 millions de français –outremer inclus-, 4 millions de belges, 2 millions de suisses), et ils sont environ 10 millions en Amérique du Nord (8 millions au Canada, 1 à 2 millions aux USA). Je ne compte pas Haïti dans le total américain. Cela peut faire faible si l’on reprend le décompte des locuteurs en première langue des autres grandes langues : un milliard et plus pour le mandarin, six cent millions pour l’hindi, plus de quatre cent millions pour l’espagnol et pour l’anglais. Ce score de 80 millions nous place également derrière le portugais, le japonais ou l’allemand.
Mais le tableau est très nettement modifié si l’on prend en compte les locuteurs en seconde langue, et plus généralement tous ceux qui vivent dans des pays où le français est langue officielle. En intégrant la France et les canadiens francophones (8 millions comme précité) , plus de 300 millions de personnes ; selon les projections de l’ONU, ils seront 400 millions en 2025, et 540 millions en 2050, soit 6% d’une humanité qui comptera 9 milliards d’habitants, ce qui est un chiffre considérable. Et je n’ai pas compté dans ce chiffre les pays ayant un usage partiel du français, par exemple les pays du Maghreb où le français n’est plus officiel, ou Madagascar où l’anglais et le français sont officiels depuis 2007. Ces quatre pays réuniront 130 millions d’habitants en 2025, et 160 millions en 2050. Je n’ai pas non plus compté des pays tels que la Pologne, la Roumanie ou l’Arménie qui sont observateurs dans l’Organisation Internationale de la Francophonie, alors que le français y est au mieux enseigné à une minorité d’élèves du second cycle.
Le total que j’ai donné pour la francophonie est bien sûr très nettement moins élevé que l’ensemble des pays ayant l’anglais comme langue officielle, qui compteront plus de 3 milliards d’habitants en 2025, soit 40 % de l’humanité, mais dont le sixième seulement sera composé de gens ayant l’anglais pour première langue, soit la même proportion que pour la francophonie. Bien sûr, il est tentant, et c’est ce que font tant ceux qui méprisent la francophonie que ceux qui se complaisent à pleurer le déclin de la France, de balayer d’un revers de main la francophonie sur le continent africain. C’est fort tentant en effet : les habitants de l’Afrique francophone utilisent nettement plus les langues autochtones que le français, ils utilisent principalement cette langue pour le contact avec l’administration, dans les études secondaires et supérieures…La langue française est celle d’une « élite » comme dit Perrotin…Mais ce fait ne condamne nullement le français dans ces pays. D’abord parce que ce qui est propre à une élite peut se démocratiser (comme la Sécurité Sociale, elle aussi l’apanage d’une élite en Afrique…). Et ensuite parce que le fait de ne parler français qu’une minorité de son temps ne fait pas moins de vous un francophone. A titre personnel, je me considérerais tout à fait comme anglophone si je devais parler en anglais ne serait-ce que 10% de mon temps. Or, n’en déplaise à ceux qui clament que l’on ne peut survivre sans l’anglais, il n’y a sans doute pas un jour complet par an où j’ai réellement besoin d’utiliser la langue anglaise, et c’est le cas de la plupart de mes connaissances. Je lis l’anglais, mais suis à peine capable de suivre une émission de la BBC. A l’inverse, en Afrique francophone, pour ceux qui ont pu suivre des études jusqu’au secondaire, la connaissance du français est plus utile que ne l’est l’anglais pour moi : alors qu’il n’y a pas, en France, de grands périodiques s’adressant au public français en anglais, il y a nombre de journaux (et sites) africains s’adressant aux africains en français. Et le français reste une langue majeure du débat politique en Afrique, du moins lorsque le débat est autorisé. Et il ne faut surtout pas oublier un « détail », l’Afrique francophone est une zone « en développement », la scolarisation de sa jeunesse, l’accession aux études secondaires et supérieures, est très loin d’être achevée. Le potentiel de progression du français y est donc énorme.
Rappelons pour finir que l’Organisation Internationale de la Francophonie estime à 160 millions le nombre de francophones dans le monde, dont la moitié (79 millions) sur le continent africain. Il s’agit d’une base absolument non négligeable. N’en déplaise aux anglophiles, l’abandon du français par les pays d’Afrique francophone ne serait pas une décision sans coût : il faudrait revenir sur cinquante ans d’enseignement du français depuis 1960, sans compter celui effectué sous le colonialisme. Aujourd’hui, l’Afrique forme des étudiants et des universitaires francophones en nombre, et elle ne peut que progresser. Que ces diplômés ou futurs diplômés soient également anglophones ne change rien à l’affaire, et ce multilinguisme est plutôt à l’avantage des intéressés.
"Le français régresse"
Le français, future langue morte ? L’antienne est populaire. Les textes législatifs, judiciaires européens ou de la Commission européenne sont de plus en plus souvent anglophones, comme ceux des Nations Unies, comme ceux du Comité International Olympique, pourtant fondé à l’initiative de Pierre de Coubertin, les néologismes anglophones semblent envahir le langage des internautes et de la jeunesse…Que de symboles. Mais qui restent des symboles. Selon l'Organisation Internationale de la Francophonie, le français a vu le nombre de ses locuteurs progresser de quinze millions en vingt ans, essentiellement en Afrique. Pour beaucoup de langues (l’allemand, le portugais ou le japonais par exemple) on ne peut en dire autant. Quant à l’apprentissage du français en dehors des pays francophones, lorsqu’on dispose des chiffres, il n’y a pas lieu de s’en tenir au catastrophisme. Selon Eurostat, le français était étudié par 15% des élèves de second cycle de l’Union Européenne en 1998, puis 18% en 2003, et 22% en 2007 (cf. http://epp.eurostat.ec.europa.eu/tgm/table.do?tab=table&init=1&language=fr&pcode=tps00058&plugin=1 ). Dans nombre de pays, l’enseignement du français est stable ou croissant à long terme (Italie, Espagne, Pays-Bas, Roumanie). Des régressions sont notées en Allemagne ou au Royaume-Uni, mais des rebonds sont toujours possibles (comme en Allemagne de 2002 à 2005). Notons que le chiffre global donné par Eurostat au français (22%) est quasiment le même que celui attribué à l’allemand. Et la faiblesse de l’apprentissage du français en Allemagne (plus ou moins 30% des élèves de second cycle apprennent le français) est à relier avec le déclin de la germanophonie en France, dont nous reparlerons…
En ce qui concerne les études universitaires, certaines « mauvaises nouvelles » ne sont pas si terrifiantes si on les interprète rationnellement : le fait que de plus en plus d’étudiants africains choisissent –s’ils en obtiennent les moyens- d’effectuer leurs années de césure ou la continuation de leurs études dans des universités américaines plutôt que françaises ne doit pas être vu comme une régression de la francophonie. Mais plutôt comme un signe du développement de l’Afrique francophone, qui donne davantage d’opportunités à ses étudiants pour étudier à l’étranger. Et comme les universités américaines sont nettement plus nombreuses que les françaises, il est statistiquement normal que leur part dans les choix des étudiants africains progresse. En même temps, faire une partie de ses études en anglais n’oblige nullement à oublier le français appris lors des études secondaires. De même, en France, la proposition de cursus en anglais faites par certains directeurs d’établissements (tels Richard Descoings, patron de Sciences Po Paris) n’est que partiellement scandaleuse. On peut tout à fait s’énerver de ce que des établissements décident de se rebaptiser en anglais (avec des « Schools of Economics » ou « Business School » au lieu d’ « Ecole de Commerce ») alors qu’une traduction du nom français sur les sites Internet et dans les publications suffirait. Ou encore de ce que l’on propose des cursus d’études entièrement en anglais. Mais on ne peut décemment prétendre achever des études supérieures sans être multilingue. Le fait que certains cours soient dispensés dans une autre langue que le français (mais pas forcément l’anglais) est en soi tout à fait rationnel.
"Le français ne sert à rien"
Il est probable que Perrotin ait raison de considérer que le philippin de base n’a aucun intérêt à apprendre le français, tout comme le mongol ou le bolivien. Mais en revanche, pour ce qui est de l’Afrique francophone, le français a au moins un intérêt. Pas forcément celui de communiquer avec la France, qui n’est certes qu’un pays d’Europe, et pas le plus dynamique. Mais tout simplement pour communiquer entre eux. Sur 17 pays d’Afrique ayant le français pour langue officielle, seuls 5 ont une langue nationale africaine qui unifie le pays : le Sénégal (où la majorité de la population parle le wolof), le Mali (avec le bambara), le Burundi (avec le Kirundi), et Madagascar (avec le Malgache). On peut ajouter Djibouti (où l’afar et l’arabe peuvent aussi relier les 800.000 habitants). Pour les autres pays, aucune langue ne regroupe toute la population. Il y a bien des langues qui traversent les frontières, telles que le dioula, parlé au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Et il n’y a pas de langue qui réunisse l’ensemble des pays de l’Afrique occidentale, centrale (pas même le swahili) ou australe…Seule l’Afrique du Nord a l’arabe comme lien linguistique, et encore, à condition qu’il s’agisse de l’arabe littéraire (l’arabe usité en Algérie n’est pas le même que l’arabe égyptien ou syrien, et ces langues ne sont pas intelligibles entre elles pour qui ne connait pas l’arabe littéraire).
En revanche, l’utilité de parler français pour communiquer avec la France, la Belgique ou la Suisse est effectivement précaire, et ne peut que le devenir de plus en plus au fur et à mesure que l’Afrique croîtra en population et par son économie. Aussi, la nécessité d’élargir la base européenne du français, tant dans l’intérêt des francophones d’Europe que de ceux d’Afrique, devrait être une préoccupation du gouvernement français.
"La francophonie est un impérialisme"
Claude Hagège a bien raison de considérer cette accusation comme une rengaine usée. Et surtout très discutable au regard des faits. N’oublions pas que, parmi les anciennes colonies de la France, plusieurs ont momentanément choisi d’abandonner la langue française, du moins en tant que langue officielle. Ce fut le cas de la Guinée après 1958, qui a rétabli le français par la suite. Ce fut aussi le cas du Rwanda, sans doute définitivement, en 2008. Mais il est vrai que le contexte historique et diplomatique opposant le Rwanda et la France est très particulier. Je conseille à mes lecteurs de lire mon article sur l’implication française dans le génocide rwandais pour plus de détails. La victoire du Front Patriotique Rwandais en 1994 fut celle d’un mouvement dirigé par des anglophones, au premier rang desquels Paul Kagame. L’abandon du français fut le prolongement d’une rupture diplomatique survenue en 2006. Mais surtout, il faut compter les pays du Maghreb, de la Tunisie à la Mauritanie, qui ont remplacé le français par l’arabe, même si le français continue d’être couramment employé dans l’enseignement secondaire et supérieur. Un pays comme Madagascar a ajouté l’anglais à ses langues officielles (malgache et français) en 2007. Des fantaisies ont eu lieu, telles que l’instauration du français comme langue co- officielle dans l’immense Nigéria, où il n’y a quasiment pas de francophones, par le dictateur Sani Abacha en 1998, ce qui fut abrogé peu de temps après. Dans les pays de l’ancienne Indochine, le français a quasiment disparu, supplanté par l’anglais au Cambodge (où les khmers rouges avaient massacré les francophones), rejeté au Vietnam (qui a déjà sa langue nationale et pas de voisins francophones), et le Laos n’a gardé que le lao comme langue officielle.
Même si la France tente d’exercer une influence pour maintenir le français (la DGSE aurait contribué à maintenir le français comme langue officielle en République Démocratique du Congo sous Joseph Kabila, chef d'état pourtant anglophone), force est de constater que « l’impérialisme » francophone est d’une efficacité assez limitée, et qu’il existe une réelle marge de liberté pour des pays qui souhaiteraient abandonner le français ou adopter l’anglais. Ces pays auraient peu de chances de voire débarquer les canonnières françaises pour autant. On a bien pu dire, dans les rangs du FPR, que le génocide rwandais avait été commis « au nom de la francophonie » (les tutsis étant supposés pro-anglophones), cela ne résiste pas à l’examen. Si le génocide de 1994 avait eu pour but premier de défendre la francophonie (dans un pays où elle était de toute façon faible), alors pourquoi les tutsis francophones n’ont-ils pas échappé aux massacres ?
"L’anglais est la langue mondiale"
Il n’y a pas de langue mondiale, et de toute façon, on n’en a pas besoin. Actuellement, si l’on s’en tient aux calculs de David Crystal, un milliard de personnes connaissent actuellement l’anglais, si l’on inclut ceux qui l’ont appris quelque soit le pays (dont un quart des français, y compris de mauvais anglophones tels que votre serviteur). Un être humain sur six est anglophone, et même si cette fraction va sans aucun doute progresser, rien n’oblige à ce que l’anglais s’impose partout dans la communication réelle. S’il est probable que plus de trois milliards de personnes vivront dans des pays où l’anglais est langue officielle en 2025, la plupart, comme dans l’aire francophone, parleront en premier lieu d’autres langues, à commencer par l’hindi ou l’ourdou, ou encore le bengali, en Inde, Pakistan ou Bangladesh. En Inde d’ailleurs, la moitié de la population parle hindi, langue du nord de l’Inde, qui fait davantage figure de langue nationale, et aurait dû le devenir après l’indépendance si les états du Sud de l’Inde ne s’y étaient opposés, maintenant l’anglais. Même sur Internet, l’information est de plus en plus accessible via d’autres langues (français, chinois, arabe, japonais, allemand…). Les discours sur l’inéluctabilité de l’anglais adoptent le point de vue d’une minorité d’êtres humains qui participent aux échanges commerciaux internationaux, aux colloques scientifiques, ou lisent des articles dans des revues qui pourraient être traduites, ou sont amenés à de fréquents déplacements dans de nombreux pays. Bref, une minorité de l’humanité. 3% seulement des êtres humains vivent dans un pays autre que celui de leur naissance, et la plupart d’entre eux n’ont résidé que dans un ou deux autres pays que leur pays d’origine.
Ce dont ont réellement besoin les êtres humains, c’est de connaître la langue de leur pays, plus une ou deux langues de pays voisins, avec parmi ces langues une grande langue régionale lui donnant accès à la traduction des informations venant du monde entier. L’hindi, le swahili, le malais ou indonésien, le russe ou l’espagnol peuvent très bien remplir ces conditions. Le français n’a aucune raison d’y manquer.
"L’anglais est la langue de l’Europe"
Il faut déjà se garder de confondre la langue de l’Union Européenne et celles des européens. Si l’apprentissage de l’anglais par les élèves de second cycle dans les 27 pays de l’Union atteint la proportion de 83% en 2007 (soit près de quatre fois plus que le français ou l’allemand), ça n’en fait pas la langue réelle des européens. Nous avons beau avoir 99% de nos élèves qui étudient, en première ou seconde langue vivante, la langue de Shakespeare, il n’en reste qu’un quart des français se déclarent capables de parler anglais selon Crystal. Selon le rapport 2006 de la Commission Européenne sur l’Education et la Culture, si 52% des habitants de l’Union sont capables d’avoir une conversation en anglais, 13% l’ont comme langue maternelle. C’est moins que l’allemand (18%, et 32% avec les germanophones en seconde langue), et pas plus que le français (respectivement à 13 et 26%). Dans la réalité, être la langue réelle de l’Europe continentale serait un rôle bien plus taillé pour l’allemand, que plus de la moitié des élèves de second cycle apprennent en Europe Centrale (80% en Slovénie et Slovaquie, 70% en République Tchèque, 60% en Pologne, 50% en Hongrie), aux Pays-Bas et au Danemark. Le principal obstacle qui se pose à l’allemand est que les français et plus encore les italiens l’apprennent peu. Si une véritable appropriation de l’allemand comme seconde langue se produisait à l’Ouest du Rhin comme au Sud des Alpes, l’allemand deviendrait véritablement la langue de l’Europe continentale, avec un avantage immense sur l’anglais d’être une langue réellement pratiquée au jour le jour, dans plusieurs pays situés au centre du continent, et par de solides économies exportatrices.
A l’Est, le russe, largement appris comme seconde langue en Ukraine et Biélorussie, et disposant toujours de fortes minorités dans les pays baltes, couvre une aire de 200 millions de personnes, sans compter l’Asie Centrale. Ce qui équivaut à pas moins de 40% de la population de l’Union Européenne.
"Reconnaître l’hégémonie de l’anglais découle d’un simple constat"
Abordons un point essentiel de notre défense de la francophonie : l’opposition factice entre anglophiles « réalistes » et francophonistes « sentimentalistes », « aigris », raccrochés sur le passé, etc… L’imposition de l’anglais n’est pas une évidence pragmatique, mais une prétention idéologique. Dissipons un malentendu : il ne s’agit pas de dire que l’anglais en soi serait idéologiquement connoté. Il ne s’agit pas de prétendre que l’anglais serait par exemple lié viscéralement au libéralisme économique. Ce serait même un contresens historique, alors que, de Condorcet à Bastiat, de Say à Turgot, les premiers grands penseurs du libéralisme moderne furent français et francophones ! Non, si j’invoque l’idéologie, c’est pour caractériser le raisonnement qui pousse au tout-anglais. Ce serait une nécessité pour « l’international », pense-t-on, cumulant derrière ce mot tant des déplacements touristiques que des relations professionnelles. Même si beaucoup d’européens (un tiers selon les sondages de la Commission Européenne) estiment qu’il est important de connaître des langues étrangères pour être capable de travailler à l’étranger, seule une petite minorité d’entre eux s’expatrieront réellement. Et le terme « international » n’a pas de sens pour justifier le recours systématique à l’anglais, puisque la majorité des nations du monde ne l’utilisent pas comme première langue. "Mais tu ne vas pas apprendre toutes les langues d’Europe", répondent les anglophiles ! Que tout le monde utilise l’anglais est bien plus pratique, en apparence…
Mais tout est dans le « tu ». Le raisonnement est purement individualiste. Le raisonnement qui impose l’anglophonie est le suivant : vous êtes parachuté seul, sans savoir où, quelque part sur Terre. Quelle langue avez-vous intérêt à connaître ? Statistiquement, l’anglais. Sauf que la réalité n’est pas ainsi. Et même pas du tout. La réalité, c’est le travail en collectif. Dans une entreprise qui travaille avec des partenaires étrangers, il y aura rarement un seul collaborateur, mais une équipe. Si l’on communique avec des allemands, quel est l’intérêt de leur parler en anglais, si l’un des membres de l’équipe française est germanophone ? Au contraire, s’adresser à des étrangers dans leur langue est le meilleur moyen de progresser, ne serait-ce que parce que les étrangers parlant dans leur langue seront plus libres d’utiliser des concepts élaborés qu’en utilisant une tierce langue que les deux interlocuteurs n’utilisent pas au jour le jour, comme l’anglais.
Que les français deviennent tous réellement bilingues ou trilingues est bien sûr une nécessité. Mais il n’y a aucune raison que ce bilinguisme se fasse forcément en anglais. Au contraire, nous devons collectivement miser sur des bilinguismes multiples, afin d’avoir le plus souvent possible autour de nous des compatriotes germanophones, italophones, arabophones ou hispanophones. Même pour la lecture de documents scientifiques, techniques et commerciaux en « globish », une minorité d’anglophones suffit. La synergie des compétences entre français fera le reste.
Je me permettrais de supposer qu’en matière de multilinguisme intelligent, l’expansion de l’espagnol parmi les choix d’études en langues vivantes dans les collèges et lycées français n’est pas forcément une bonne chose. L’espagnol bénéficie d’un préjugé positif de par le nombre total de ses locuteurs dans le monde (450 millions). Mais la grande majorité de ces peuples vivent à des milliers de kilomètres de nous, et ne sont pas nos principaux partenaires économiques. Pour un français de métropole, la langue de Cervantès n’est en réalité pas plus utile que l’arabe, et sans doute moins que l’italien. Cette libéralité accordée à l’espagnol a renforcé l’idée que l’on apprenait une langue pour se faire plaisir, pour voyager, parce que le nombre total de gens qui la parlent est élevé, même s’ils sont aux antipodes…alors qu’un pragmatisme réel aurait dû nous conduire à nous intéresser à nos voisins réels, qui habitent à Stuttgart ou à Turin, plus qu’à Mexico ou Washington.
"La francophonie est hypocrite envers les langues régionales"
Il y a quelque chose de vrai dans la dénonciation de la défense de la francophonie au nom de la «diversité culturelle », quand les partisans de la francophonie ne s’empressent pas de secourir le breton, le corse ou le basque. Ceci dit, l’incohérence des positions peut aussi être reprochée aux critiques tels que Damien Perrotin, qui dénigre la francophonie à la fois parce qu’elle a manqué sa course à la domination du monde (pour Perrotin, la cause du français face à l’anglais est perdue depuis deux siècles, soit depuis la perte de Québec en 1759 ou depuis Waterloo), et parce que le français a « écrasé » les langues régionales (même si, pour ma part, je refuse catégoriquement l’idée selon laquelle la République Française aurait éradiqué les langues régionales : elles ont été abandonnées par leurs locuteurs en réalité). Donc le français est moisi à la fois parce qu’il a été impéraliste, et parce qu’il ne l’a pas assez été.
D’une manière générale, la position des certains régionalistes vis-à-vis de l’anglais n’étonnent guère, entre fascination pour la « langue mondiale », et alliance pragmatique en vue de détruire le français « oppresseur »…Je m’autorise un Godwin : ce n’est pas sans rappeler les cas de militants bretons cachant des armes en 1939, attendant que les Panzers viennent les libérer de la République jacobine…
Si les militants de la francophonie veulent adopter une défense cohérente, alors ils doivent renoncer à l’argument de la « diversité culturelle ». En effet, la diversité des langues ne doit pas être défendue au nom de sabeauté soi-disant intrinsèque. Plusieurs milliers de langues sont menacées de disparition dans le monde ? Et bien tant pis, cela fera du travail pour les paléolinguistes. De toute façon, de la diversité linguistique, il s’en recrée en permanence dans les argots, les néologismes techniques ou non, dans les divers créoles ou pidgins que les différentes étapes de la mondialisation (dont le colonialisme) ont engendrés.
La diversité des grandes langues (c’est-à-dire celles qui ont plusieurs millions ou dizaines de millions de locuteurs, pas quelques centaines ou milliers) doit être défendue au nom du pragmatisme. En effet, posons-nous une question naïve : à quoi sert une langue ? Un peu comme une porte qui sert à la fois à faire entrer des gens et à les bloquer, une langue sert à la fois à communiquer…et à ne pas être compris. La langue est un instrument de souveraineté, qui permet d’unifier un territoire et de permettre le débat politique, les échanges économiques et culturels, et aussi de rendre plus efficace la machine militaire. Mais il est justement également important que tout le monde ne parle pas votre langue. Si toutes les nations voisines ont la même langue que vous, alors, en cas de conflit armé, chaque citoyen d’un pays ennemi peut rapidement devenir un espion. Il y aura certes toujours des espions professionnels parfaitement polyglottes, mais l’espionnage sera ici un risque bien plus massif. Sans aller jusqu’à la guerre, l’absence de barrières linguistiques entre nations, c’est aussi le risque qu’en cas de montée soudaine du chômage dans notre pays, notre population subisse une hémorragie due à l’émigration vers des contrées plus prospères. Bien sûr, ces migrations économiques finiront toujours par se produire si les écarts de taux de chômage perdurent, mais le monolinguisme mondial dont rêvent les anglolâtres le faciliterait grandement.
Même le fait d’accepter l’anglais comme langue mondiale, sans pour autant supprimer les autres langues, revient déjà à concéder aux anglophones un avantage sur tous les autres. Un texte produit par un américain ou un anglais est immédiatement transmissible à l’ensemble de la planète, tandis qu’un français qui couche ses idées sur le papier ou l’écran doit choisir entre s’adresser aux francophones ou au reste du monde. Il se crée alors un « filtre à idées » dont seuls les anglophones de naissance sont exonérés. Il est possible d’empêcher cela en permettant à des millions de gens de vivre sans avoir une maîtrise réelle de l’anglais. On peut y arriver par un multilinguisme intelligent et en coordonnant les compétences linguistiques comme nous l’avons vu plus haut. Mais nous n’en avons pas encore pris le chemin.
La défense du français, loin d’être un combat d’arrière-garde, une distraction pour chauvins pendant les dimanches pluvieux, conditionne l’existence future de la France. Une France devenue anglophone dans une Europe anglophone n’a en soi plus aucun intérêt à exister, puisqu’elle n’aurait plus ni unité ni barrières distinctives du reste du continent. Signer l’arrêt de mort de la France ne relève d’aucune nécessité, alors que sa langue a, comme nous l’avons vu, encore beaucoup de cartes à jouer en ce monde.
A l’inverse, la défense du breton, du basque ou de l’occitan revient à défendre des « nations » (terme qui n’a jamais convenu pour l’Occitanie) dont la partie s’est arrêtée depuis des siècles. Le français est l’incarnation de notre puissance nationale, qui, même relativement réduite, peut se retrouver fort utile pour défendre une nation révolutionnaire. Le combat politique pour les langues régionales est une fuite vers la faiblesse, une dispersion inutile de forces militantes.
Conclusion : pour défendre le français, parlons allemand, italien, arabe…
Le français ne gagnera pas seul sa lutte pour sa survie. C’est l’oubli de cette évidence qui génère la résignation face à la domination anglophone. La francophonie est pourtant à l’aube d’un siècle qui pourrait être exceptionnel pour elle, avec un possible doublement voire triplement de ses effectifs. A moins qu’une fois de plus, nos élites ne choisissent la défaite. Contre l’empire européen et sa prétendue « diversité », avec 23 langues officielles quand une petite minorité d’européens sont trilingues, nous pourrions défendre une véritable intégration culturelle librement consentie en mariant la langue de Molière avec celles de Dante et de Goethe. Un espace considérable de 200 millions d’européens, sur trois nations, bilingues dans au moins deux des trois langues, qui pourront être entendues de Brest à Palerme et à Hambourg, renforcera nettement la diffusion de l’allemand vers l’Est et du français en Afrique, et la survie de l’italien. Il faudra aussi changer radicalement les relations de la France avec ses anciennes colonies, mettre fin aux basses œuvres de la Francafrique, si l’on ne veut que le cas rwandais ne se reproduise pas. C’est d’une manière générale l’ensemble de notre politique migratoire qui est en cause, et qui fera l’objet d’un prochain article.