Situation alimentaire
Les réformes agraires à Cuba depuis 1959
Les faits suivants sont tirés de la conférence-débat que nous avons eu avec des agriculteurs et agronomes cubains dans le camp de travail, la veille de notre départ.
Jusqu’à 1959, la surface agricole cubaine était largement dominée par des propriétaires (individuels ou en tant que firmes) américains. 1% des propriétaires possédaient la moitié des terres, tandis que les 71% de propriétaires (cubains) les plus pauvres n’avaient que 11% des 90 millions d’hectares cultivables en 1959. Pour beaucoup de travailleurs agricoles (ils étaient 600.000 sur une population de 7 millions de cubains, beaucoup plus jeune que la population actuelle), l’année de travail durait quatre mois, en dehors desquels ils cherchaient vainement du travail en ville.
L’une des premières réformes de la Révolution, l’année même de son succès, fut de nationaliser les propriétés supérieures à 400 hectares, soit 40% de la propriété rurale. En 1961, les petits agriculteurs étaient réunis en une confédération. Les tensions liées à la propriété privée n’avaient en effet pas entièrement disparues, un paysan travaillant sur des terres qui ne lui appartenaient pas ayant été tué dans l’Est de l’île. La même année, une autre réforme rabaissa à 65 hectares la surface maximale au-delà de laquelle les propriétés entraient dans le domaine d’Etat.
Le gouvernement développa plusieurs systèmes de coopératives. D’abord, ce furent les coopératives de crédits et de services, puis, dans les années 80, les coopératives de production renforcées, où plusieurs producteurs se rassemblent sur une même surface pour généraliser les avancées techniques.
La période spéciale fut l’occasion d’une petite tentative de « libéralisation » de la terre, déjà évoquée dans un chapitre précédent, pour confier la terre en usufruit à tout paysan qui fait preuve de la condition physique nécessaire pour les exploiter, et qui paie son matériel agricole sur le temps long.
Ces réformes successives n’ont pas empêché de nombreuses terres de rester inexploitées, comme semblent le confirmer les paysages aperçus au cours des multiples voyages en cars.
Les camarades qui avaient préparé le voyage nous expliquèrent que les paysans cubains touchaient 60 pesos cubains par sac de 50 kilos de pomme de terre, mais ne voient pas forcément leur rémunération directement : à la fin de l’année, les responsables de la filière de production calculent leur rentabilité, leur productivité et la contribution de chacun. L’un des agronomes nous a ainsi dit qu’un paysan pouvait toucher une prime annuelle allant jusqu’à 22.000 pesos (730 euros). Le paysan cubain ne semble pas être l’acteur le plus défavorisé du pays en termes de salaire, surtout lorsque la main d’œuvre vient à manquer, ce qui est à l’ordre du jour après les passages de cyclones en 2008.
Il y a aujourd’hui 1,5 millions de travailleurs agricoles pour 11 millions de cubains, à comparer avec les 600.000 pour 7 millions d’il y a 50 ans. Soit une petite hausse de la proportion d’agriculteurs dans la population, sans doute à mettre au compte du changement de la structure d’âge de la population cubaine, nettement vieillie depuis. Il faut aussi compter le soutien que les cubains de 15 à 18 ans apportent pendant leurs vacances et week-end. Il n’empêche, cette absence de baisse de la proportion d’agriculteurs est une différence de taille avec les pays d’agriculture mécanisée. Signe fort de cette différence : sur la délégation des 100 jeunes français, on a au mieux trouvé une personne dont les parents vivaient en milieu rural (il y avait 60% de franciliens parmi nous), et aucun agriculteur ou enfant d’agriculteur. Difficile alors de rapporter aux cubains des connaissances précises de l’agriculture française…
A Cuba, les machines agricoles sont rares (pas inexistantes cependant, et des tracteurs apparaissent sur plusieurs de mes vidéos). Ce précieux matériel est alloué en priorité aux agriculteurs les plus productifs, à titre de stimulation. Il s’agit d’équipement importé, Cuba produisant elle-même du matériel plus léger, telles les coupeuses de canne à sucre. Les fertilisants chimiques sont en usage restreint, au profit des biofertilisants (ou comment briller sans trop l’avoir voulu auprès des amateurs d’agriculture biologique…). Les agronomes nous ont assuré que les phénomènes de pollution des sols et des rivières par les nitrates, tels qu’ils se produisent en Bretagne, ne sauraient arriver à Cuba, pourtant grande productrice porcine, puisque le recyclage total des déjections est imposé à tout élevage intensif sur le territoire.
Je me suis permis de poser une question plus épineuse : qui fixe les prix des productions agricoles, et les agriculteurs ont-ils des moyens de contester ces prix ? Les prix sont fixés en fonction des coûts de revient par les conseils d’administration de chaque province. Les paysans cubains bénéficieraient ainsi de taux de marge de l’ordre de 50% sur leurs coûts de revient, soit plus que dans la plupart des pays comparables…Encore faut-il savoir si la notion de coût de revient, dans un pays où l’Etat offre une partie du matériel, est elle-même comparable à celle des pays voisins. Et du fait de ce fort taux de marge, on suppose donc que les paysans n’ont pas besoin de manifester pour des prix supérieurs. Circulez…
Impressions sur l’état alimentaire de la population
Sur ce point, je ne peux gager de rien, mais les organismes des Nations Unies dont la FAO ne notent pas de difficultés alimentaires particulières à Cuba. A titre personnel, ce que je voulais voir à Cuba, c’est si je croiserais dans les rues nombre de personnes maigres, décharnées, ou avec des ventres enflés…Rien. J’ai vu une population saine d’allure, avec une minorité de gens maigres (des vieux seulement), et la minorité d’obèses qu’on trouvera dans toute population ayant une alimentation correcte. Dans les vidéos que je posterai, on pourra s’en rendre compte : ni les stigmates de la faim, de maladies diverses, ni même la pauvreté vestimentaire ne se remarquaient chez les havanais. Les agronomes du camp de travail nous avaient dit que Cuba ne parvenait pas à l’autosuffisance alimentaire : apparemment, l’île réussit à importer ce qui lui manque – dont, précision importante, les céréales, les cubains faisant une consommation de bière respectable, même si ils ne sont pas en tête de leur zone, nettement devancés par les panaméens selon un membre de l’UJC.
Au passage, je me suis toujours rendu dans des magasins, cafés ou dispensaires où tout était payé en peso convertible (CUC). Normal pour un touriste. Mais je n’ai pas pu me rendre compte du niveau d’approvisionnement des magasins où l’alimentation se vend en pesos cubains.
Autre indice du niveau d’alimentation : la mendicité. Elle existe, contrairement à ce que certains affirment, mais elle n’est pas très prégnante. J’ai rencontré dans La Havane quelques rares mendiants, plus de petits vendeurs de babioles diversement confectionnées (tels des appareils photo en cannettes de Coca-Cola, ou encore des automobiles de la même facture, etc…)… La mendicité n’est donc pas interdite ou traquée, ou alors pas systématiquement. Les cas les plus nombreux sont ceux des vendeurs de cigares qui vous abordent dans les rues (en prononçant l’anglais « Cigar ? »). En négociant –longuement- avec l’un d’entre eux, il est arrivé à me demander un peso pour sa famille. Mais si la mendicité n’est pas vraiment persécutée, elle n’est pas non plus omniprésente. J’ai été moins dérangé par elle que lors de la plupart de mes trajets dans Paris.
Le cas le plus flagrant que j’ai eu était celui de deux étudiants cubains rencontrés près de l’hôtel, à l’Est de La Havane. J’ai déjà cité le cas du couple de camarades français qui avaient rencontré deux cubains qui avaient fini par leur demander de l’argent. Dans mon cas, la manœuvre des cubains a été plus douteuse.
Appelons-les Maria et Juan.
Juan m’aborde alors que je déambule dans la rue marchande (bien grand mot : quelques boutiques, de la marque Caracol – qui réunit la plupart des boutiques qu’un touriste pourra trouver à La Havane- mais relativement bien fournies). Il remarque que je suis français, me parle dans un espagnol assez rapide (naturel donc), me demande ce que je cherche (et au passage, s’il ne s’agit pas de marijuana). Je lui réponds que je cherche seulement de la crème solaire. Il m’emmène alors vers une des boutiques dont j’ignorais l’existence, où l’étal garni de tubes comporte la lotion que je cherche. Je paie et nous ressortons. Ayant une heure et demie devant moi avant de revenir à l’hôtel, j’annonce que je souhaite voir la mer. Je sais qu’il suffit d’aller tout droit, la ligne de l’océan se voit d’ailleurs très bien, mais Juan souhaite me guider. Nous passons alors dans un quartier de petites habitations très inégales, comme celles que vous verrez sur les vidéos : des murs fins, en blanc ou colorés, peintures décrépies. Nous nous arrêtons devant une entrée faite de tôles. Juan m’invite à entrer, c’est chez lui. Je ne rate pas l’occasion, j’entre chez un cubain moyen. Il y a une pièce qui sert de salon, où apparemment plusieurs personnes ont leur lit, des draps tendus sèchent ou font office de moustiquaires. Je vois cependant une télévision allumée, en plein reportage sur une ville en décombres (la chaine est cubaine, certainement). Et, posé à côté de la télévision, un lecteur DVD. Je demande à Juan quel genre de films regarde-t-il. Il me répond qu’il regarde de tout, et me demande même si j’ai des films à l’hôtel. Je ne suis pas toujours sûr que nous nous comprenions bien, puisque mon niveau d’espagnol m’oblige à le faire se répéter souvent.
Nous ressortons de la maison, avec sa sœur, Maria. En continuant la route vers la plage, je vois quelques tas d’ordures aux coins des rues, là où dans d’autres quartiers on trouve des poubelles. Un Comité de Défense de la Révolution dans une petite maison en rien dissemblable aux autres. Les cubains me demandent plusieurs fois si je suis marié ou en couple (ce qui occasion des confusions, entre « casa » - la maison - et « casar se » -se marier). La motivation est simple à comprendre : se marier à un étranger est un bon moyen de pouvoir quitter Cuba. Dans mon cas la question ne se pose pas – c’est mon dernier jour à Havana Este avant de partir en camp de travail – mais ils aiment sonder les touristes à ce sujet. Constatant que nous sommes dans un quartier côtier vulnérable, et apercevant quelques cubains travaillant à la réfection de maisons sur des petits chantiers improvisés, je demande qui a financé les constructions de logements, surtout après les cyclones. Juan me répond que le gouvernement offre les matériaux de construction, et qu’ensuite tu construis ta demeure toi-même (plus tard, des camarades me diront que les quartiers – les CDR ? – aident les particuliers dans leurs travaux. Ou sont censés le faire). L’achat d’une maison coûte 25 à 30.000 pesos cubains, soit une somme qui n’est jamais atteinte. La plupart des cubains sont donc propriétaires de leurs logements mais paient un loyer de quelques pesos par mois.
Nous arrivons en bord de mer, dans une petite discothèque à ciel ouvert où l’on trouve quand même à l’entrée une petite plaque en hommage aux héros du 26 Juillet (1953, si vous avez suivi). Première chose, ils me demandent de leur offrir des bières à tous les deux. Plutôt reconnaissant pour la visite guidée et le tuyau pour m’acheter une crème solaire, j’accepte. Nous continuons la discussion. Juan et Maria sont tous deux étudiants. Lui, en sport. Elle, pour être institutrice. Il a un parent aux Bahamas, à titre professionnel. Leur père est mort. Situation financière précaire, donc. Ils me demandent encore des bières. J’accepte, en précisant que ce seront les dernières. Ils prennent deux bières et des gâteaux apéritifs (mauvais de surcroît). Au passage, je paie encore une bière à un de leurs amis, visiblement fou.
Le temps passe, je rentre. Juan commence à me répéter que, parce qu’il est mon ami, je devrais lui offrir un cadeau. Naïvement, je crois au départ qu’il me demande quelque chose de spécifiquement français – que je n’ai pas -, et bien vite je vois qu’il veut parler d’argent. Il sait parfaitement que le prix des bières que j’ai payées équivalent à 3 ou 4 euros, et que cette somme est faible en France. Je refuse, mais continue mon chemin vers l’hôtel, sur la même route qu’eux. Juan commence alors à me haranguer sur un débit vocal bien trop rapide pour que je puisse comprendre. Je continue ma route les mains dans les poches. Et ce pendant plusieurs minutes. Certainement qu’il me traite de radin ou d’ingrat. Maria me propose de reprendre des gâteaux apéritifs qu’ils avaient achetés avec mes deniers. Ils sont toujours aussi mauvais. Lorsque je refuse d’en reprendre, je me justifie en disant que je n’ai pas faim. Elle répond : « Moi, si ». Finalement, réalisant que son frère n’est pas très convaincant, elle m’arrête, m’explique qu’elle a faim, sans m’expliquer clairement – c’est-à-dire compte tenu de mon faible niveau d’hispanophonie - ce qui leur faisait défaut. Je finis par lâcher dix pesos convertibles, soit un petit salaire mensuel, puis nos chemins se séparent. Cela tombait bien : le temps pressait vraiment pour rejoindre l’hôtel, et un autre de leur parent venait d’arriver, pour lequel Juan me demandait encore de la monnaie.
Je préviens : en France ou à Cuba, je suis un bon client pour les mendiants. Et je n’ai pas voulu faire de raisonnement trop rapide : on peut avoir, surtout lorsque l’on est orphelin et étudiant, des ruptures de revenus qui vous donnent intérêt à mendier plutôt que de vendre les meubles. Mais, quand même, beaucoup d’indices vont dans le sens de l’idée selon laquelle ma générosité a été abusée. Des affamés qui, outre leur bonne condition physique apparente, ont l’électricité, la télévision, le lecteur DVD (Juan a aussi répondu par l’affirmative quand je lui ai demandé s’il avait une voiture), et surtout, qui me demandent en priorité de leur offrir des bières, ainsi qu’à certains de leurs amis, cela fait louche, même s’il se peut qu’ils aient réellement faim à moyen terme. A Cuba comme dans tous les pays du Tiers-Monde, le touriste reste une pompe à fric. Ce qui est plus surprenant dans une île qui aurait, paraît-il, été réduite à la famine par le socialisme, est qu’il n’y ait pas beaucoup plus de Juan et de Maria.