Il était important pour moi de poster cet article.
Salvador Allende, président du Chili de 1970 jusqu’au 11 Septembre 1973, date de son renversement par Pinochet, est resté une figure mythique pour la gauche occidentale, et une partie de la gauche latinoaméricaine. De nombreuses rues françaises portent son nom, en souvenir de celui que l’on considère comme le premier président socialiste élu, renversé par le fasciste Pinochet alors qu’il était censé diriger pacifiquement son pays.
Pourtant, la réalité fut plus compliquée. Par simple souci d’information, je suis allé voir ce que la droite pensait de cet homme et de son gouvernement. Et là, on s’en doute, le son de cloche est différent. Peut-être pas au point de justifier l’action de Pinochet, mais pas loin pour certains.
En clair, pour les anticommunistes, Allende était un crypto-dictateur qui menait son pays à la ruine alors qu’il n’avait pas été élu réellement démocratiquement. Les critiques qu’ils lui portent contiennent une part de vérité, néanmoins à relativiser car les anticommunistes mentent souvent par omission.
Voir :
http://es.wikipedia.org/wiki/Salvador_Allende (en espagnol, article de meilleure qualité qu’en français ou anglais, point de vue partagé et nuancé)
ou, si vous avez les nerfs plus solides :
http://www.liberte-cherie.com/a819-Allende_etait-il_le_petit_saint_que_les_communistes_en_ont_fait_.html?q=allende
Les anticommunistes disent :
· Qu’Allende n’aurait pas été élu démocratiquement pour réaliser le socialisme ;
Il est vrai qu’en Septembre 1970, la coalition de gauche de l’Unité Populaire conduite par Allende n’obtint que 36.6% des suffrages exprimés, et que, suivant la Constitution chilienne, Allende ne devint président qu’avec l’accord des députés de la Démocratie-Chrétienne. L ’Unité Populaire n’a donc jamais eu qu’une majorité relative au Chili. Il est vrai également que les programmes électoraux de l’Unité Populaire comme de la Démocratie-Chrétienne étaient seulement des programmes de gauche réformiste. Mais contrairement aux anticommunistes qui en concluent qu’Allende n’a pas été élu pour faire passer son pays au socialisme, on peut répondre deux choses :
- d’abord qu’un gouvernement élu n’est pas obligé d’appliquer la politique qu’il a promise. Ce que je viens d’écrire est certes provocateur, et en disant cela j’ai en tête ce qui se passe aujourd’hui en Hongrie où le premier ministre Gyurcsany a reconnu avoir menti aux électeurs. Mais la constitution d’un état démocratique autorise normalement un parlement à voter des lois auxquelles ne s’attendaient pas les électeurs, qui pourront toujours dire ce qu’ils en pensent aux prochaines élections (ils peuvent tout à fait approuver ce changement de politique) ;
- ensuite qu’Allende n’a pas eu la chance de connaître les joies de la démocratie à la française. Dans notre bel hexagone, l’UMP a empoché la moitié de l’Assemblée Nationale avec 36% des suffrages exprimés aux législatives en Juin 2002 (abstention : 38%), soit sensiblement le même score que l’Unité Populaire en Septembre 1970 au Chili. Aujourd’hui, la France est gouvernée par un parti qui a reçu les voix d’un peu plus d’un tiers des exprimés, et moins du quart des inscrits. Avec la Constitution française, Allende aurait pu avoir un Parlement conforme à ses souhaits et gouverner beaucoup plus légalement.
Il n’en reste que dans la réalité, Allende n’a pas eu la majorité de l’Assemblée chilienne, et que celle-ci a rapidement manifesté son désaccord lorsque le Président a entamé la « transition vers le socialisme » : pour réaliser son projet, Allende a fait le choix de gouverner par décret, contre l’accord du parlement dont il déniera de plus en plus les prérogatives. Il aurait pu choisir d’attendre d’être majoritaire.
Allende a mis en œuvre dès 1971 une politique de réforme agraire radicale, de nationalisation de la majorité de l’industrie, en particulier du cuivre, et de relance monétaire et des salaires. La politique de socialisation, face à un Parlement hostile, ne put qu’avoir lieu par décret, par réquisitions suite à des troubles sociaux dans les entreprises. En 1971, le Chili connut une bonne année économique : la sous-utilisation des capacités économiques permit à la hausse des salaires d’être efficace, et le pays connut une croissance de 8%, avec une inflation basse. Mais dès 1972, les choses s’inversèrent :
- la relance monétaire se transforma en inflation, qui culmina au taux officiel de 342% en 1973, inflation à laquelle le gouvernement répliqua par le contrôle des prix, générant le marché noir ;
- les industries nationalisées virent leur production baisser ; les grèves et la paralysie du pays qui allèrent croissantes, l’inflation, le marché noir et la désorganisation des réseaux économiques peuvent en partie expliquer ce phénomène, mais il est fort probable que les dirigeants nommés par l’état chilien à la tête des entreprises en un temps très court aient été réellement incompétents. De toute façon les dirigeants d’entreprises nationalisées ne pouvaient être responsabilisés de leur gestion, puisque pour cela il faut qu’ils aient des comptes à rendre devant une délégation démocratiquement désignée. Or, la coalition d’Allende étant minoritaire, et vu qu’il n’y avait pas eu de vote des salariés chiliens sur la collectivisation parallèlement aux élections parlementaires, il était facile de gager que tout compte-rendu des directeurs d’usines nommés par Allende aurait été une occasion pour l’opposition de descendre le gouvernement ;
- dès 1972 les pénuries se répandirent, entrainant des manifestations de « casseroles vides », la grève de plusieurs corporations dont les camionneurs : même en pointant une éventuelle participation de la CIA , l’ampleur de l’affrontement social qui eu lieu au Chili est sans aucun doute largement d’origine interne, et l’opposition à Allende spontanée.
En 1972, le Chili connut une récession de 2.5% du PIB par habitant, et une récession de 6.5% en 1973. Mais il ne faut pas s’arrêter aux chiffres globaux, car le Chili comme ailleurs est un pays dont la population se divise en classe sociales. La prise en charge de l’approvisionnement des bidonvilles par le gouvernement, le montage de réseaux ouvriers de production et de distribution des biens, ont fait que tout le pays n’a pas vécu la crise de la même manière. En mars 1973, alors que le pays était globalement en crise, 40% des suffrages exprimés des chiliens se portaient sur l’Unité Populaire aux élections parlementaires (le score de l’UP fut de 43%, mais des rumeurs de fraudes portant sur 3 ou 4% des bulletins courent, selon J.F. Revel ; je ne considère pas feu l’académicien comme une référence en termes de vérité, mais par prudence voire par masochisme je préfère voir à la baisse le score de l’UP).
Ces faits sont aussi à mettre en comparaison du « miracle néolibéral » qu’aurait connu le Chili sous l’administration de Pinochet et des Chicago boys. Le Chili a certes connu des années de forte croissance depuis 1975, mais entrecoupées de deux années de sévères récessions du PIB par tête, pires qu’en 1973 : -12% en 1975, -11% en 1982. Et surtout un fait sur lequel les néolibéraux sont peu bavards : le Chili actuel est un pays très inégalitaire, où les 10% de chiliens les plus riches engrangent 47% des revenus en 1998, ce qui fait que le revenu moyen dont disposent les 90% restant est nettement moins flatteur que ce qu’annonce le chiffre global (un PIB par habitant supérieur à 10.000 $ en parité de pouvoir d’achat pour les comparaisons internationales, au début des années 2000).
Source des chiffres cités : http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMPays?codePays=CHL&grandesRegions=100&annee=2000&codeStat2=x&mode=carte&langue=fr&afficheNom=aucun
· Qu’Allende serait responsable indirectement de plusieurs centaines de meurtres ;
La violence politique a incontestablement existé au Chili sous le gouvernement d’Allende, notamment avec les actions du MIR (Movimiento de la Izquierda Revolucionar ), qui, pendant la réforme agraire entre autres, ont procédé à de nombreux meurtres. Les « libéraux » de Liberté Chérie imputent plusieurs centaines d’assassinat à cette organisation. Mais là où ce sont les anticommunistes qui abusent de l’ignorance des gens, c’est lorsqu’ils oublient de dire que le MIR n’avait pas attendu l’arrivée d’Allende à la Présidence pour se mettre à tuer. Le MIR a commencé sa période terroriste dès le milieu des années 60, pour ne l’achever qu’au milieu des années 90 (voir : http://www.tkb.org/Group.jsp?groupID=220 ). Soit trente ans de faits d’armes, alors que l’Unité Populaire n’a gouverné que trois ans, et que si Allende peut être accusé de ne pas avoir fait punir les assassins du MIR, ça ne fait pas de lui et de son « régime » le commanditaire des meurtres. Sur le lien concernant Allende sur Wikipédia en espagnol, il est plutôt question de cent morts dus à la violence politique sous le gouvernement d’Allende (« La violencia callejera se volvió cada vez más intensa, acercándose a la barrera de los 100 muertos por violencia política durante el gobierno de Allende”). Mais il faut remarquer que la violence politique ne fut pas due qu’à l’extrême-gauche: des mouvements de droite comme Patria y Libertad ne se sont pas fair prier non plus pour passer au terrorisme contre-révolutionnaire; en juin 1973, ce mouvement participe à une tentative de coup d’état plus tard nommée « tanquetazo » qui fit 20 morts.
Il serait bon de préciser aussi que plusieurs pays d’Amérique latine, qu’on ne peut pas considérer comme des dictatures, connaissent aujourd’hui même des cas de violations des droits humains permanents et nombreux. Au Brésil, des centaines de meurtres seraient commis par la police et d’autres groupes de « sécurité » dans l’indifférence du gouvernement ; en Colombie, les militaires et paramilitaires sont certes aux prises avec la guérilla des FARC, mais cela ne justifie pas l’indulgence du gouvernement de droite quant aux nombreux meurtres que ces (para)militaires commettent chaque année. Il ne s’agit pas de dire que les exécutions seraient pardonnables en Amérique latine car elles feraient partie du « folklore » ; leurs auteurs doivent être condamnés, mais ce n’est pas parce que ces crimes ont lieu que l’on peut dire pour autant que la Colombie d’Uribe, le Brésil de Cardoso ou de Lula, ou encore le Chili d’Allende sont ou furent des dictatures.
Voir les liens d’Amnesty International sur le Brésil et la Colombie :
http://web.amnesty.org/report2003/col-summary-fra
http://web.amnesty.org/report2004/col-summary-fra
http://web.amnesty.org/report2005/col-summary-fra
http://web.amnesty.org/report2003/bra-summary-fra
http://web.amnesty.org/report2004/bra-summary-fra
http://web.amnesty.org/report2005/bra-summary-fra
· Qu’Allende préparait l’instauration d’une dictature marxiste ;
Gouvernant contre son Parlement, avec une aile extrémiste violente, la coalition d’Allende a multiplié les entorses à la Constitution chilienne. Et en Août 1973, les députés de l’opposition votèrent une déclaration énumérant les violations de la constitutions qu’ils lui reprochaient, à commencer par la négation du rôle du Parlement, le refus de se plier aux verdicts judiciaires, les atteintes à la propriété privées, la tolérance de milices armées, avec des armes et instructeurs reçus du bloc de l’Est par l’intermédiaire de Cuba, la mise en cause des libertés d’expression, avec des cas d’arrestations arbitraires et de tortures sur des journalistes, le favoritisme envers certains magasins pro-gouvernementaux dans le contrôle des prix…
Que répondre ?
Certaines « violations » d’une constitution d’un état capitaliste, du point de vue d’un communiste, sont tout à fait compréhensibles :
-on ne peut pas socialiser les entreprises en indemnisant les anciens propriétaires, du moins en totalité, car cela revient à acheter la fin de l’exploitation capitaliste, et surtout ces entreprises peuvent déjà être considérées comme l’œuvre de leurs salariés et donc leur revenir ;
-la prise de contrôle des medias peut dans une certaine mesure se comprendre. Dans un pays comme la France , ceux-ci sont de plus en plus au main de groupes financiers, qu’on ne peut sans doute pas accuser de donner des ordres aux journalistes, mais ceci entraîne sans doute l’autocensure des mêmes professionnels de la presse. Dans le cas d’un gouvernement socialiste, même parfaitement majoritaire et légal, il serait tout à fait convenable d’imposer aux principaux journaux télévisés ou à des organes de presse sous contrôle public de réserver une partie de leur temps ou publication au point de vue des différents partis ;
- il serait tout à fait nécessaire, dans l’hypothèse d’un tel gouvernement, qu’il cherche à se protéger d’un coup d’état en fractionnant l’armée pour mettre des officiers fidèles dans l’une des deux armées, tout en laissant l’autre armée « multipartite ». Prendre le contrôle de toute l’armée au profit d’un parti, c’est la dictature ; ne pas avoir de forces armées acquises au gouvernement, c’est du suicide.
Mais Allende est sans doute allé bien au-delà des cas que je viens de citer. Bien sûr, comme je l’ai dit plus haut, on n’est pas obligé d’être d’accord avec tout ce qui est dit dans la déclaration des députés chiliens, sur le caractère scandaleux ou pas des violations de ladite constitution. Et ces faits, même s’ils sont vrais et très condamnables pour certains, ne font pas du Chili d’Allende une dictature (ou alors le Brésil de 2000 et la Colombie de 2006 le sont aussi).
Quant aux milices armées qui commençaient à s’entraîner au Chili là encore je ne peux approuver la condamnation des anticommunistes. Ceux-ci s’appuient sur l’existence de ces milices et sur des citations guerrières de membres de l’UP pour avancer que la gauche marxiste chilienne se préparait à « écraser dans le sang » la colère du peuple chilien « opprimé ». Sauf que pour « écraser dans le sang » une révolte, il faut avoir le contrôle sinon l’indifférence de l’armée, sans quoi on risque de la trouver sur son chemin. La tentative de coup d’état de Juin 1973, les renversements de gouvernements de gauche dans le monde depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et d’une manière générale l’hostilité d’une fraction de l’armée au socialisme avaient depuis longtemps fait comprendre à la gauche chilienne que l’armée n’était pas dans son camp, et que pour se protéger de cette armée il serait nécessaire de constituer ces milices. En réalité, Allende refusa même de distribuer des armes aux militants de gauche qui en réclamaient.
Au terme de leur déclaration d’Août 1973, les députés chiliens de l’opposition majoritaire appelèrent les forces armées à venir « sauver la Constitution » des affres du socialisme. Les anticommunistes en concluent que les militaires putschistes voulaient donc « sauver leur pays ». Mais là encore ils effectuent un biais, et oublient de préciser qu’après cette déclaration parlementaire, Allende chercha à trouver une issue favorable à la crise nationale en préparant un plébiscite sur sa personne (qui, en cas d’échec –probable- aurait pu mener à sa démission). Mais la gauche de l’unité populaire (le MIR et le parti socialiste entre autres) refusa ce projet, tandis que le PC chilien s’y déclarait favorable. C’est donc un point qui ne peut être passé sous silence : Allende ne contrôlait pas vraiment sa coalition hétéroclite, et était réellement dépassé par son aile gauche. A l’annonce du projet de plébiscite, les partisans du MIR cessèrent d’appeler Allende « camarade » (compañero) pour passer à « Monsieur » (señor).
L’avenir le plus probable du Chili sans le coup d’état de Septembre 1973 aurait sans doute été une guerre civile. Mais, malgré le fait que les marxistes chiliens aient fait fréquemment référence à une telle guerre, on ne saura jamais qui aurait pris l’initiative de la déclencher.
Si Pinochet était intervenu le 11 Septembre 1973 pour faire désarmer le MIR et contraindre le gouvernement à se conformer à la Constitution , voire pour faire de nouvelles élections, alors il aurait pu passer pour un défenseur de la démocratie. Et là où l’argumentation anticommuniste se mord la queue, c’est qu’on voit mal pourquoi les putschistes de droite n’ont-ils pas relancé des élections alors que, paraît-il, le peuple chilien en était venu à haïr la politique d’Allende.
Quelles leçons tirer de l’expérience du gouvernement d’Allende ?
Il faut renoncer à un mythe : Allende n’a pas été le premier président élu pour réaliser un programme socialiste. Mais l’expérience de son gouvernement n’illustre en rien la soi-disante théorie anticommuniste comme quoi le socialisme, même en commençant légalement, devrait fatalement devenir dictatorial pour contenir la colère des populations excédées par les pénuries. Et ce pour la simple raison que le cas d’Allende ne répond ni à la première ni à la seconde des conditions qui auraient été nécessaires pour appuyer une telle théorie :
-la politique d’Allende n’était pas légale, même d’un point de vue moral j’approuve certains points ;
-elle n’a pas débouché sur une dictature, quoi qu’en disent les anticommunistes. Dans une dictature, l’opposition ne peut pas être majoritaire aux élections comme en mars 1973 et détenir la majorité du Parlement (qu’il soit respecté ou pas), les opposants ne peuvent pas faire grève et manifester contre le Président. Et surtout, dans une dictature, le gouvernement contrôle de près l’armée. Quant au pinochetisme, il reste une exemple fort de ce que l’anticommunisme, lorsqu’il n’est pas sûr de gagner les élections (sinon pourquoi ne pas en avoir refait après Septembre 1973 ?) ne tient plus tellement à la démocratie.
Quant à la politique économique d’Allende, elle renforce une idée que j’avais déjà évoqué dans mon site : même si la propriété des entreprises devient collective (ce qui ne signifie pas forcément étatique), il ne vaut mieux pas que le gouvernement cherche à organiser lui-même la production. La priorité est d’abord d’instaurer chez les salariés la conscience de leur propriété, et leur faire adopter le comportement du salarié-électeur, vigilant vis-à-vis des élus chargé de la gestion des entreprises. Mais comme je l’ai écrit plus haut, une telle responsabilisation des décideurs était très difficile dans le contexte rencontré par Allende (et largement dû son choix d’agir en minorité).
Les politiques de relance monétaire et le contrôle des prix qui en résulta fut également très discutable, et ce n’était pas une conséquence logique de la collectivisation.
Au final, l’expérience « allendiste » illustre que le socialisme peut être voulu par des une fraction importante de la population (35% à 40% est déjà un beau score), mais il faudrait un soutien encore plus important pour pouvoir construire une économie collectivisée responsabilisée et viable.
Or, question ouverte: comment espérer obtenir une telle majorité politique si la population n’a pas déjà vu un exemple de socialisme réussi ?