Lassé de me faire insulter hebdomadairement par Philippe Val, éditorialiste de Charlie Hebdo, qui ne peut blairer ni les communistes ni les électeurs du Non au TCE du 29 Mai 2005, j'ai décidé d'envoyé cette lettre à redaction@charliehebdo.fr. C'est long, certes, mais pas plus saoulant que les pavés de Val.
Je tiens d'abord à préciser que pour Philippe Val, pour ceux qui ne lisent pas Charlie, la gauche se divise entre les crétins (communistes, alters, bref, tous les partisans du Non au TCE) et les "traîtres", nom qu'il se donne ironiquement à lui-même et aux sociaux-démocrates en général, qualifiés de "sociaux-traîtres" par les communistes d'antan.
(Ce dessin de Faujour provient de cette page : http://www.presselibre.net/article21.html)
A Monsieur Philippe Val;
Permettez-moi de vous adresser le bonjour ;
Pour me présenter, laissez-moi seulement vous dire que je suis un « crétin ». Je suis en effet membre du PCF. Non, pas un débris septuagénaire pour qui le goulag est une invention de la CIA, mais un jeune militant de 22 ans qui n’a pas été subjugué par le charme de la sociale-démocratie.
Je vous écris car cela fait bientôt 7 ans que je lis Charlie Hebdo. Et avec cette désagréable impression de me faire de plus en plus insulter en lisant les pages 2 et 3 de votre hebdomadaire. Et plus encore depuis un certain 29 mai 2005, allez savoir pourquoi.
Passons sur votre style. On m’a déjà dit que j’écrivais trop long (et c’est sans doute le cas dans ce message), mais j’ai trouvé en vous un maître en la matière. J’ai rarement vu quelqu’un aligner autant de métaphores et de pavés pour restituer deux ou trois raisonnements tout ce qu’il y a de plus banals, sur deux colonnes voir plus. Ceci dit, vos raisonnements sont parfois bons, parfois pathétiques. En bref, le propre d’un être humain.
Venons-en au cœur du sujet. Donc le monde de gauche se partage en deux camps. D’un côté, les « traîtres », c’est-à-dire les éclairés, les sociaux-démocrates, donc ceux qui cherchent à agir dans le domaine du possible, ceux qui ont refusé la barbarie bolchevique au congrès de Tours. Ceux qui ont fait avancer les droits des femmes, des homosexuels, les libertés politiques, la réduction du temps de travail, etc… Et surtout qui sont partisans de l’Europe, cette Sainte Europe qui nous protège de tout, de la guerre, de la dictature, et bientôt du marché mondial «ultra-libéral ».
De l’autre, les sous-doués ou « crétins ». Ceux qui ont applaudi Staline, Lénine, Mao, Pol Pot, Hoxha, et aujourd’hui Chavez (et tant pis si ces régimes sont très différents entre eux, si les supporters des uns n’étaient pas ceux des autres, s’il n’y a pas de Goulag au Venezuela, cela intéresse également peu Agathe André lorsqu’elle mets à égalité le Venezuela et l’URSS). Ceux qui n’ont de projets viables que dans un monde rêvé. Ceux qui n’ont jamais rien fait dans les démocraties, et qui, lorsqu’ils étaient au pouvoir ailleurs, n’ont engendré que des catastrophes totalitaires.
Vous ne cessez de rejeter le « Bien et le Mal », vous refusez la « pureté ». Mais tout compte fait, le clivage que vous dressez dans vos colonnes ressemble furieusement à la dichotomie des bons et des mauvais, de l’intelligence contre la connerie.
Vous simplifiez le présent et le passé à un rythme hallucinant, transformant vos argumentaires en série d’amalgames difficilement supportables, aboutissant quasiment au terrorisme intellectuel.
Commençons par l’Europe. Ah, que ne lui devons nous pas ! Sans elle, guerres, totalitarismes, ruine économique ! Les suisses, norvégiens et islandais doivent vraiment faire partie d’une branche maudite de l’humanité pour avoir refusé tous ces bienfaits…Et le mythe originel : après 1945, dans une Europe dévastée, les Pères fondateurs auraient décidé la réconciliation franco-allemande, qui aurait créé la paix en Europe. Désolé, mais je n’en crois pas un traître mot. La paix en Europe de l’Ouest depuis 1945 est due à ce que la France comme la RFA, ravalées au niveau de puissances de second rang après la division de l’Allemagne et l’effondrement de l’empire colonial français, n’avaient plus aucun intérêt à entrer en guerre, surtout alors qu’elles étaient intégrées à l’OTAN et que la puissante Armée Rouge veillait à l’Est. Rappelons que la RFA n’était pas indépendante avant 1949, qu’elle a eut des troupes franco-anglo-américaines sur son sol pendant des décennies. Rappelons que la France a dû consacrer ses ressources à ses guerres coloniales –qu’elle pouvait difficilement financer seule, sans aide américaine. Rappelons que l’appartenance à l’OTAN signifiait qu’au cas où un pays attaquait l’autre, tous les autres membres de l’OTAN (dont les USA et le Royaume-Uni) devaient assistance au pays agressé. Et ensuite la France acquit l’arme nucléaire. En bref, la guerre franco-allemande est techniquement impossible depuis cinquante ans, sauf à avoir des dirigeants fous furieux à côté desquels Hitler aurait paru un homme raisonnable. Cela veut aussi dire que la construction de la communauté ni de l’Union Européenne ne sont pour quoi que ce soit dans la paix en Europe depuis cinquante ans. On ne fait pas la paix avec des traités, ni celui de la CECA ni de Rome en 1957. A tous ceux qui le croient, je voudrais rappeler le Pacte Briand-Kellogg, qui en 1927 proclamait la guerre « hors-la-loi » ! Douze ans après…
La paix depuis cinquante ans au niveau européen (sauf en ex-Yougoslavie…) vient du fait qu’il est inintéressant de s’attaquer les uns les autres : on n’a jamais fait la guerre pour le charbon de la Ruhr ou le fer de Lorraine, c’est économiquement stupide car une guerre coûte beaucoup plus que de devoir importer les ressources dont on a besoin. La France et l’Allemagne se sont combattues pour être la première puissance européenne et mondiale, ce qu’elles ne peuvent plus être depuis 1945. Mais aussi, disons-le, nous devons beaucoup à l’équilibre de la terreur.
Quant à la démocratie, c’est encore plus clair : aucune dictature n’est tombée grâce à la CEE ou l’Union Européenne. Les dictatures franquiste, salazariste, des colonels grecs ou du bloc de l’Est sont tombées d’elles-mêmes, et bien avant que les peuples en question sachent s’ils allaient entrer dans la CEE/UE ou pas.
Passons sur la protection que « l’Europe » nous garantirait la protection face à la mondialisation « ultra-libérale ». Là encore je n’en crois rien. D’abord car la mondialisation est assez peu « ultra-libérale ». Oui, c’est un communiste qui vous le dit. Les réglementations, impositions, interventions des états sont toujours très élevées dans le monde développé, et s’accroissent en Chine ou en Corée du Sud. On s’imagine aussi que les pays d’Europe de l’Est sont tous devenus « ultralibéraux » après 1989, ce qui est faux : ils sont devenus capitalistes, mais des pays comme la Pologne ou la République Tchèque ont des dépenses publiques qui restent très élevées (43% du PIB en République Tchèque, 43% en Pologne, 49% en Hongrie). Quant aux délocalisations, bien qu’elles restent un problème à traiter, elles ne représentent qu’une minorité des causes du chômage en France.
Le discours contre « l’ultralibéralisme » (dragon imaginaire, même aux USA) sert à gauche, au PS comme au PCF, à masquer que l’on a renoncé à lutter contre ce qui existe vraiment : le capitalisme, l’exploitation, l’absence de démocratie économique, qui coexistent très bien avec un étatisme élevé. Ce discours « antilibéral », qui n’a proposé que de relancer les politiques sociales-démocrates en plus fort (semaine de 30 heures, hausse du SMIC…), le PCF vient encore d’en faire les frais, avec la « Gauche populaire et antilibérale » de Buffet.
Pendant la campagne sur le Traité Constitutionnel Européen, si certains dans le camp du Non se sont ridiculisés en dénonçant le plombier polonais ou l’entrée de la Turquie, en revanche, personne n’a parlé du terrorisme intellectuel social-démocrate. Par exemple ce spot du PS qui annonçait que sans le TCE, la France serait bientôt obligée de supprimer tous ses services publics et protections sociales pour survivre dans la compétition économique. C’est ridicule : nous ne pouvons de toute façon concourir en termes de coûts salariaux avec la Chine ou l’Inde, et personne ne voudrait en France travailler pour des salaires sud-asiatiques. Seule la productivité et l’innovation peuvent nous servir, et pour cela la suppression des services publics n’est d’aucune utilité, bien au contraire. Ou plus encore, Jack Lang qui déclarait peu avant le référendum qu’il y avait deux arguments pour voter Oui : Airbus et Auschwitz. Airbus, car ce serait une réussite due à « l’Europe », ce qui est un mensonge : Airbus est une création des états britannique, français, allemand, mais décidée avant même l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, et sans consulter initialement les italiens, pourtant fondateurs de la CEE, ni le Bénélux. Aujourd’hui, Airbus est un groupe dont l’activité est largement transcontinentale. Mais le pire concerne Auschwitz : il fallait comprendre que refuser la constitution européenne, c’était ramener l’Europe sur la voie des chambres à gaz…Les électeurs du Non étaient donc soit des nazis conscients, soit des idiots utiles du nazisme. Rien que cela valait de voter Non, pour refuser le terrorisme intellectuel déjà ancien (et paraît-il que si nous avions voté Non à Maastricht, nous aurions eu la guerre avec l’Allemagne…).
J’ai voté Non, non pas, comme vous l’écrivez, en rêvant d’un monde merveilleux hypersocial qui devait naître de la victoire du Non. J’ai voté Non pour conserver la souveraineté de mon pays. Oui, cette souveraineté qui vous fait vomir, qui va vous permettre de m’assimiler à Le Pen et De Villiers. J’ai aussi plein de points communs avec ces deux personnages : je bois, je mange, je vais aux chiottes, je respire…Je souhaite être gouverné depuis Paris plutôt que Strasbourg. Car cette démocratie européenne qu’on nous a proposé ne pourrait que fatalement être moins démocratique que la France actuelle (ce qui n’est déjà pas fameux). On n’a que deux exemples de démocraties couvrant des centaines de millions d’individus : les USA, où deux partis concourent seuls au pouvoir, avec quasiment les mêmes idées, sauf quelques désaccords en termes de politique extérieure et de mœurs. Et sinon l’Inde, véritable catastrophe, où l’on vit en moyenne 63 ans, nettement moins que dans les dictatures chinoise et vietnamienne, à l’histoire pourtant nettement plus agitée.
La démocratie n’est pas indéfiniment élastique. Plus on l’étend à de grandes superficies et populations, plus elle devient l’affaire de professionnels bénéficiant de moyens financiers élevés, et dont les opinions se recoupent. Et si tous ces élus prennent une décision catastrophique, tout le continent en paie le prix. Si la France fait une politique catastrophique ou géniale, les autres pays européens sauront s’ils doivent ou non l’imiter. Et qu’on ne me ressorte pas des problèmes « qui ne peuvent être traités qu’au niveau européen ou mondial » comme le réchauffement climatique : le protocole de Kyoto est de toute façon insuffisant pour stabiliser ce réchauffement, il vaudrait mieux que quelques états décident de prouver qu’on peut vivre correctement en émettant nettement moins de gaz à effet de serre, en sortant de la civilisation de l’automobile individuelle par exemple. L’exemple serait beaucoup plus fort que d’exiger un rabais de 5 à 10% des émissions à tel ou tel pays, USA ou pas.
A une Europe fédérale, je préfère une Europe cyclique, où chaque état pourrait souverainement décider, à échéances régulières, s’il s’associe à un gouvernement commun de plusieurs états ou s’il retire ses billes, considérant que la politique commune précédente a été mauvaise. Les européïstes ne voient que le côté progressiste d’une politique menée ensemble par 27 états. A 27 on est plus forts, disent-ils…Ils n’entrevoient jamais la possibilité que les 27 fassent une énorme connerie ensemble, qui serait beaucoup plus forte elle aussi. Le minimum de la liberté et de la raison me semble être de donner à chaque nation le droit de se retirer de la coopération lorsqu’elle lui semble mal menée, et qu’il ne parvient pas à convaincre les autres de changer de cap. Sinon on tombe dans les pires caricatures du marxisme, où l’on fait le bonheur des peuples malgré eux…
Et s’il vous plait, pas de nouveau délire sur la « haine des élites »…Je n’ai rien contre nos « élites », je veux au contraire leur faire confiance en France, c’est-à-dire les mettre à l’épreuve en leur retirant l’excuse du « on ne peut rien faire au niveau national ; il faudra en parler à nos partenaires européens, etc… ».
A propos de marxisme, passons brièvement sur les autres affirmations que vous avez pu lancer sur les gauches européennes. La « bonne gauche » sociale-démocrate serait responsable du rétablissement de la démocratie et des libertés publiques (en fait rétablies par les communistes, gaullistes, et alliés britanniques et américains en 1945), des progrès en termes de mœurs (alors que comme vous le savez, c’est Giscard qui a validé des avancées comme le droit à l’IVG). Elle a aboli la peine de mort en 1981 (très rarement appliquée dans la décennie précédente…). Elle aurait réduit le temps de travail, alors que beaucoup de pays l’ont fait, y compris les USA jusqu’en 1980, sous l’effet de la hausse de la productivité. Et il faudrait aussi s’apercevoir des aberrations qu’ont parfois pu créer les 35 heures, et chercher un mode plus intelligent de partage du travail. Vous postez cette gauche « progressiste » comme étant la défense des femmes et des « pédés » (il y a aussi beaucoup de femmes et d’homosexuels au PCF, à la LCR aussi, savez-vous…).
Vous oubliez aussi que la gauche sociale-démocrate française s’est retrouvée impliquée dans toutes les guerres coloniales françaises, qui loin de leur but « démocratique » (combattre les staliniens du VietMinh ou les terroristes du FLN) n’ont fait que saigner des pays, les diviser avant de dérouler le tapis rouge aux mêmes FLN ou VietMinh. Vous oubliez surtout que les gauches sociales-démocrates d’Europe, en Allemagne surtout, ont refusé de lancer la révolution et les sabotages industriels en 1914, pourtant seule façon de s’opposer réellement à la guerre, surtout en Allemagne, Russie et Autriche, principaux pays provocateurs du conflit.
Alors bien sûr vous répondrez « mais si c’était pour se retrouver avec les soviets et le goulag, non ! »…En oubliant qu’une grand partie de la Terreur bolchevique a eu lieu pendant la guerre civile déclenchée par les blancs (et non pas avant, n’en déplaise aux auteurs du Livre Noir du Communisme…). Il ne s’agit pas de pardonner les nombreuses exactions des bolcheviques. Mais, comme tous les anticommunistes, vous mettez à la suite les actes de Lénine et Staline, comme si cela formait une litanie commune et inévitable. Comme si Staline n’avait pas pris des décisions qui ne revenaient qu’à lui seul, sans que cela fasse partie d’un plan élaboré par Lénine.
Faire la révolution en 1914 n’aurait pas forcément mené aux horreurs du stalinisme. Personne ne peut le prouver. En revanche, ce qui est sûr, c’est que ne pas la faire a coûté huit à dix millions de vies à l’Europe. Et les sociaux-démocrates y ont une lourde responsabilité.
Alors oui, vous avez raison, la sociale-démocratie rejette la « pureté » que vous détestez tant. Mais elle est plus « impure » que vous ne le pensez.
Et cherchez bien les cadavres dans les placards de votre camp avant de fouiller ceux des autres.
En tout cas, mon placard personnel est vide. J’espère que c’est le cas pour vous aussi.
En vous souhaitant cependant une bonne journée, dans ce malheureux pays qui ne compte que 20-25% de sociaux-démocrates éclairés et trois quarts d'imbéciles de droite ou de mauvaise gauche;
Post-Scriptum: les scores des partis du Non le 22 avril 2007 ne signifient nullement qu'aujourd'hui les français approuveraient le TCE. Il est ridicule de croire que tous les électeurs de Royal et Sarkozy voteraient Oui si on leur reposait la question aujourd'hui.